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vendredi 15 février 2013

La part du feu



J’ai lu presque d’une traite le nouveau roman d’Hélène Gestern, La part du feu. Je me suis régalé car c’est un roman bien conduit, une sorte de thriller, de cette catégorie particulière que l’on pourrait appeler les thrillers du secret de famille. Sans désemparer, le récit nous mène de découvertes en rebondissements, relançant sans cesse l’intérêt, vers une improbable vérité.
Il y a dans ce livre pas mal de points communs avec le précédent roman d’Hélène Gestern, Eux sur la photo qui m’avait également beaucoup plu. Il s’agissait là encore d’une enquête sur un secret de famille, les techniques narratives sont proches, faisant alterner les points de vue de divers protagonistes, appuyant l’enquête sur l’exhumation progressive de documents divers retrouvés, photos, lettres, coupures de presse. Dans chacun des livres cependant il y a une enquêtrice plus centrale, Hélène dans le premier roman, Laurence dans celui-ci, initiatrice de la quête, jeune femme quarantenaire qui pourrait bien avoir quelques traits communs avec l’auteure.
Laurence enquête sur ses propres parents, sur un blanc de leur histoire dans les années 70, et sur un personnage surtout, un certain Guillermo Zorgen, militant d’extrême gauche du début des années 1970, animateur d’une petite structure autonome, qui croit pouvoir détruire le capitalisme par l’action violente, notamment en déclenchant des incendies purificateurs, frappant les lieux de pouvoir économiques et financiers comme les personnes qui le représente. Le personnage comme l’organisation qu’il anime sont fictifs. Toutefois, il est comme un autre Pierre Goldman, ce révolté d’extrême-gauche, hors tout groupe partisan, ayant participé à des guérillas au Venezuela, braqueur et flambeur, accusé en 1975 du meurtre des pharmaciennes du Boulevard Richard Lenoir, condamné puis acquitté pour ce meurtre après des procès retentissants, auteur en prison d’un livre magnifique « Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France », assassiné en 1979 par un groupuscule d’extrême droite. L’origine et l’histoire de Zorgen ne sont pas tout à fait celles de Goldman quoique certains évènements les rapprochent (leur procès pour meurtre, leur condamnation et leur temps d’emprisonnement qui seront temps d’écriture, leur acquittement, leur assassinat). Mais en tout cas, la révolte, la sincérité foncière et la « vivante colère », le sentiment tragique de la vie, un désir révolutionnaire dont l’enjeu principal était de « tutoyer la mort, la frôler d’aussi près que possible, dans l’espoir de la rencontrer », cela Zorgen et Goldman assurément le partagent. C’est donc à la vérité psychologique de Goldman que renvoie le portrait affiné et riche de multiples aspects contradictoires de Zorgen. Ce roman est aussi d’une certaine façon un document sur une période historique, même s’il ne se veut nullement documentaire et il me semble qu’il atteint à une grande vérité même si ce qu’il raconte est inventé. Sans le vouloir sans doute, il apparaît, pour moi en tout cas, comme une forme de contrepoint à un « roman » assez déplaisant (Patria o muerte de Dominique Perrut) qui évoquait la même période et que j’avais chroniqué ailleurs en son temps.
Il se trouve que je connais Hélène Gestern qui est aussi membre du comité de rédaction de notre revue La Faute à Rousseau et l’une de nos plus actives collaboratrices. Cela bien sûr accentue l’intérêt car évidemment je m’interroge d’autant plus sur d’où lui est venue l’idée de ce roman, sur ce qui l’a amené à se pencher avec tant de précision et d’empathie sur cette période qu’elle est trop jeune pour avoir connue directement et, plus spécifiquement, sur la figure et l’affaire Goldman.
Ce livre en tout cas, au-delà du plaisir qu’il m’a donné et que chacun pourra partager parce que c’est d’abord une histoire bien construite, bien menée et bien écrite, m’a personnellement touché parce qu’il me renvoie à des moments que j’ai connus, les soubresauts de l’après mai 68 dans les cercles militants gauchistes, les délitements intimes qui ont traversé bien des militants dans ces années là. Les cercles que j’ai fréquentés étaient loin des flamboiements de l’activisme, plus dans les rationalisations bavardes que dans les révoltes brutes, il en est sorti bien des gens de nos actuelles « élites » politico-médiatiques, mais cela n’a pas empêché pour d’autres les dépressions, les affaissements durables, les suicides, certains d’entre eux qui ont été très proches de moi.

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