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mardi 31 juillet 2012

A la pêche aux blogs


La semaine dernière, lorsque je me suis trouvé perturbé par la perte de mes yeux d’appoint, j’étais occupé à ma pêche aux blogs, une activité bizarre à laquelle je consacre un peu de temps deux fois par an.

Depuis que j’ai découvert les premiers sites internet d’expression personnelle en ce temps lointain où les blogs n’existaient pas, il y a plus de dix ans, je me suis toujours demandé quelles traces il resterait, les années passant et compte tenu de la volatilité d’internet, de ce patrimoine d’écritures et d’expériences. Bien des sites pionniers ont d’ores et déjà totalement disparus et ne sont plus présents nulle part sur la toile. Je m’amuse parfois à pointer à partir d’une page de liens que Valclair avait construit en d’autres temps (en 2004, une éternité à l’aune du temps internet !) et constate chaque fois que plus de liens mènent dans le vide. C’est dommage car ces innombrables sites, outre de révéler quelques vrais talents d’écriture (ou d’expression par d’autres moyens) sont un formidable reflet de la société et de l’air du temps, sûrement précieux pour des historiens de l’avenir.
L’APA, qui a, entre autres, pour vocation la conservation des écritures des « personnes ordinaires », de ceux qui ne sont pas des écrivains ou personnalités reconnues et n’accèdent pas de ce fait à la publication classique, ne pouvait manquer de s’intéresser à la sauvegarde de ces nouveaux supports d’expression personnelle. Elle a noué dans cette perspective un partenariat avec la Bibliothèque nationale de France pour contribuer, à sa modeste mesure, à ce travail de sauvegarde. On trouvera ici quelques documents qui explicitent dans quel esprit se fait ce travail.
Concrètement tous les six mois le robot de la BnF va collecter en profondeur un certain nombre de sites dans divers domaines, repérés par ses bibliothécaires ou signalés par des correspondants extérieurs, des membres de l’APA justement pour ce qui est des blogs d’expression personnelle. Et c’est donc à ce titre que périodiquement je pars en tournée d’exploration pour faire ma propre petite moisson que je transmets ensuite à la BnF. 

Au départ j’ai transmis des sites découverts de façon concentrique à partir de la blogosphère que je fréquentais. J’ai cherché aussi par des pointages aléatoires ou par des recherches sur Google à trouver des cercles éloignés des miens, de gens ayant des types de préoccupations et d’intérêts totalement différents des miens. J’étais alors moi-même dans une vraie gourmandise de découvertes, donc je faisais ça assez spontanément et au fil du temps. Maintenant c’est un peu différent. Je passe moins de temps en ligne, je lis moins de blogs, je me contente de suivre quelques personnes qui au fil du temps sont devenus pour la plupart des amis, donc j’explore moins pour moi-même.
Mais j’aime encore, même si c’est de façon plus ponctuelle, faire ces plongées au hasard de la blogosphère, lorsque je m’y trouve incité par la date couperet de la prochaine collecte de la BnF. Je trouve encore chaque fois des blogs intéressants, consistants ou originaux, parfois en ligne depuis plusieurs années et que je n’avais jamais croisés. Je sais que je ne ferai guère qu’une visite ou deux, je lirai seulement quelques billets de ci, de là, juste pour percevoir un peu de quoi il retourne, pour saisir une ambiance. Je n’y reviendrai pas, je n’ai nulle intention d’agrandir ma liste de favoris (quoique, sait-on jamais, si j’ai un coup de cœur !). La blogosphère est un océan mouvant aux frontières indéfinies. Elle reste très vivante même si elle est désormais concurrencée par les réseaux sociaux qui offrent d’autres formes de communication et d’expression. Le format blog n’est plus qu’un format parmi d’autres, alors que pendant quelques années il était quasi hégémonique. Cependant je suis convaincu qu’il correspond à des besoins particuliers et qu’il ne disparaîtra pas au profit d’outils qui seraient issus des réseaux sociaux, plus « modernes » ou plus « tendance ».
Je sais qu’il existe des outils de cartographie de cet océan mais je ne les connais pas, ne maîtrise pas les procédés selon lesquels ils sont construits. Alors je me promène au jugé et lance mes filets au hasard. C’est une pêche artisanale. Quand je tombe sur un site intéressant je vais explorer sa blogroll spécialement lorsque celle-ci comporte peu ou pas d’adresses que je connaissais déjà, signe que je suis dans un territoire éloigné du mien. Bien sûr tout ça ne suffit à constituer un échantillon qu’on pourrait dire représentatif de la blogosphère francophone à un moment donné. Mais c’est un échantillon tout de même, ce sont des traces, toutes sortes de traces de notre temps et de quantité d’invidualités humaines qui l’auront traversé.

Naturellement par moments le côté dérisoire de cette collecte, comme d’ailleurs de nos activités de scribouillards de nous-mêmes, sur internet ou ailleurs, ne m’échappe pas. Qu’est ce que tout ce que cela pèse, nos petits écrits et nos petits egos, une ride sur l’océan de l’histoire humaine, laquelle n’est qu’une ride dans ce maelström qui entraîne notre petite planète dans l’infini du temps et de l’espace. Certes, mais puisqu’on est là et tant qu’on est là, ce n’est pas après tout, une activité plus dérisoire que beaucoup d’autres !

jeudi 26 juillet 2012

Chaleur


Il fait merveilleusement beau. Le ciel est toujours parfaitement dégagé, il n’y a pas de brume, la lumière est belle. Pas de vent violent non plus, l’Autan, si pénible, n’a pas soufflé une seule fois depuis notre arrivée ici. De jour en jour la chaleur monte. 33 l’après-midi puis 35 puis 37 annoncé pour aujourd'hui.
Pour autant ce n’est pas la canicule. Il y a presque toujours une brise légère qui rafraichit un peu. Les nuits restent fraîches et, le matin, prendre le petit déjeuner sur la terrasse avant le soleil puis avec son apparition au travers des branches du cèdre, est délicieux.
La maison reste fraîche derrière ses murs épais. Nous prenons les précautions qu’il faut en fermant presque complètement volets et fenêtres dès que monte le soleil. Autant la chaleur subie, le soleil trop fort sur une plage ou lors d’une randonnée lorsqu’on marche au soleil m’est insupportable, (j’ai, le plus souvent, cherché à éviter dans mes voyages les destinations trop chaudes), autant je jouis de celle-ci, dont on peut se protéger. 

Le midi nous mangeons sur la terrasse du jardin, à l’ombre bien sûr, mais la chaleur commence à peser. Souvent nous allons ensuite prendre notre café, sur l’autre face de notre maison, à la terrasse du bar qui jouxte notre porte. Nous sirotons tranquillement en observant la vie qui redémarre laborieusement sur la place après la coupure méridienne et dans la chaleur de l’après-midi qui s’avance. Plaisir après de remonter dans les chambres fraîches, lire, écrire, s’assoupir, profiter de cette lumière si douce et si reposante qui se diffuse par les interstices des volets presque complètement fermés, une lumière ténue mais qui suffit cependant pour lire sans allumer l’électricité, une lumière qui, comme le bourdonnement qui monte de la tonnelle où s’activent les abeilles, fait intensément deviner la chaleur du dehors et accroît de ce fait la jouissance que l’on a de la ressentir sans la subir. Ce n’est qu’en fin d’après-midi que nous sortons pour un tour de vélo, une promenade à pied ou une baignade dans la belle lumière du soir.

Il se trouve que mon actuelle lecture de sieste est « Le pôle intérieur ». C’est un récit de vie tout à fait intéressant de Jean-Louis Etienne qui me mène de son enfance dans le sud du Tarn, tout près d’ici, à ses diverses aventures de navigateur, d’alpiniste, d’explorateur et de défenseur de la planète. Le livre va au-delà des simples anecdotes vendeuses ou des généralités de la bonne conscience écologiste. Il livre avec finesse et sincérité les réflexions de son auteur sur ses motivations de chercheur d’exploits, sur ses contradictions, sur ce que ses expériences souvent extrêmes ont pu changer en lui, comment elles l’ont aidé à trouver le chemin de son propre « pôle intérieur ». La mythologie de l’exploit y est tempérée par une humilité qui ne semble pas de façade. L’amusant est que je suis en plein dans le récit de ses expériences polaires : le blizzard et les froids à moins 50 sont un plaisant contrepoint à la montée du thermomètre autour de moi.

Rédigeant ceci je pense à l’ami Nuages et à sa détestation de la chaleur et de l’été (décidément les amis blogueurs ne cessent de s’inviter dans mon écriture !), j’aime à lui offrir cette sorte de « bon usage » de la chaleur, en tout cas, tel que je la vis en ce moment ici.

***

En vérité ce billet météorologique, écrit tout à l’heure à la sieste n’est plus valable ce soir au moment où je le publie. Le temps a changé. La lumière est devenue plate, le ciel est devenu blanc avant de se charger de nuages. Lorsque nous sommes montés nous baigner vers six heures nous avons cru à l’arrivée imminente de l’orage. Mais il y a eu un grand coup de vent d’Autan, le lac était comme une petite mer, en nageant on se prenait des vaguelettes pointues et déferlantes au coin du nez. Puis le vent est tombé aussi soudainement qu’il s’était déclenché. Il y avait à nouveau un grand coin de ciel bleu au-dessus de nous et une belle lumière. Caprice des météores ! L’orage n’est pas venu mais l’ambiance dehors n’est plus celle des soirées précédentes, la fraîcheur nocturne tarde à venir, l’ambiance est chaude d’une autre façon, bien plus lourde, bien plus menaçante. Oui le temps a changé…

lundi 23 juillet 2012

La vie floue


Jour de grand beau temps. Risque de forte chaleur l’après-midi. Nous décidons d’aller un peu plus haut sur la Montagne Noire, nous faisons découvrir Saissac à nos amies puis montons à un petit lac un peu au-dessus pour faire un tour en forêt, pique-niquer et nous baigner. Lumière magnifique le matin, de Saissac toutes les Pyrénées se découvrent, extrêmement nettes, ce qui est rare l’été car les lointains, à cette saison, sont le plus souvent brumeux.
La baignade est délicieuse. Depuis un certain temps j’ai pris l’habitude de garder mes lunettes même quand je me baigne, pour le plaisir d’une vue claire, je nage sans souci, elles tiennent bien entre mes oreilles et sur le bout de mon nez. On nage, on saute, on plonge. A la sortie, le seul agacement sont des taons qui nous tourniquent autour et nous piquent, spécialement tant que notre peau est humide. Je me précipite, m’emballe dans ma serviette, m’allonge agréablement… Tiens, mes lunettes ? J’ai dû les poser au moment de m’essuyer. Je cherche tout autour de moi. Les ai-je rangées mécaniquement dans une poche de vêtement ou dans un sac ? Toute la troupe se met en recherche, fouille méticuleusement tout le secteur. Rien ! Il ne reste qu’une hypothèse, je les ai perdues dans le lac, lors d’un plongeon et ne m’en suis pas rendu compte immédiatement, mon attention étant tournée ailleurs et notamment, au moment sortir, absorbée par l’agressif ballet des taons sur mon corps mouillé. Nouvelles recherches au pied du rocher mais naturellement l’endroit où j’ai plongé était le plus profond, l’eau en plus n’est pas claire, le fond étant tapissé de feuilles en décomposition. Bref, rien à faire. L’évidence s’impose. J’ai perdu mes lunettes !!!
J’ai conservé ma paire précédente, encore à peu près à ma vue. Je l’emporte habituellement avec moi en vacances pour servir de paire de secours. Ça ne me sert jamais. C’est ce que je me suis dit cette année en faisant mes bagages et je les ai laissées. Pensée évidemment idiote, un peu comme si on cessait de prendre une assurance parce qu’on n’a pas eu besoin de ses services.

Alors voilà il faut me faire à la vie floue ! Je vois à peu près bien le panorama global qui s’offre à mes yeux mais toutes les figures à mi distance manquent de netteté, tout parait imprécis, les gens que je croise sont comme éloignés de moi, comme séparés, comme mis à distance par un voile impalpable. Ce groupe de jeunes femmes que je croise sont-elles belles ? Et cette personne qui, il me semble, m’a fait un signe de tête, serait-ce une connaissance que je n’ai pas reconnue ? Le soir j’ai été faire quelques courses : gêne face à mon porte-monnaie, je n’étais pas très sûr des pièces que je tendais. Le journal ? Les gros titres seulement. Lire un article : impossible. Un livre : impossible, même avec la loupe de mon grand père ressortie pour l’occasion, lire mot à mot est fatiguant, exaspérant. L’ordinateur ? N’en parlons pas. Je trouve déjà, même correctement lunetté, que l’écran est visuellement fatigant ! Et j’avais justement plusieurs choses à terminer rapidement sur mon ordinateur. Et bien ça attendra. En plus ses tentatives un peu volontaristes se traduisent assez vite par un bon mal de crâne. Il faut s’y faire, se mettre sur un autre mode de fonctionnement, prendre plaisir à fermer les yeux, à concentrer son attention par exemple sur le chant des oiseaux, sur la caresse de l’air sur le visage…

Bon, cela c’était il y a quelques jours déjà. J’ai pu contacter quelqu’un à Paris. Mes lunettes de secours ont pu m’être envoyées. Elles sont arrivées ce matin et la parenthèse est terminée. En plus, à part la première soirée et une matinée, la vie floue n’a pas été continue. J’ai eu l’idée de tester les lunettes de secours de D. Elles ne sont pas à ma vue, donc les ai utilisées parcimonieusement pour éviter les migraines, mais tout de même c'était mieux que rien, elles m’ont aidées, m’ont permis de petits moments de lecture et l’envoi de quelques mails.
Mais tout de même l’expérience a été saisissante. Et tellement en deça pourtant de ce que peuvent vivre les personnes frappées par de progressives ou brutales pertes de vision bien plus importantes! Ce billet est spécialement dédié à ma chère amie Marie, et à Coumarine aussi, auxquelles j’ai beaucoup pensé pendant cet intermède.


 Le rocher du fatal plongeon...

jeudi 19 juillet 2012

Chez moi


Je suis installé sur la terrasse, face au jardin. J’ai terminé mon petit déjeuner, D. inspecte et arrose les quelques plantations nouvelles faites depuis notre arrivée avant d’aller prendre sa douche matinale, nos visiteuses du moment dorment encore. Il fait frais, quelques nuages circulent dans le ciel, ça sent bon la verdure, il y a quantité d’oiseaux qui chantent (je ne connais pas leur chant malheureusement, je ne reconnais que le sifflement des merles et les roucoulades des colombes). Le soleil vient d’apparaître au dessus des toits des maisons proches et des murs du jardin, ses rayons, très doux encore, et qui passent au travers des ramures du grand cèdre, zèbrent la terrasse à mes pieds de taches de lumière. Huit heures viennent de sonner au beffroi sur la place. Je savoure le moment…

Après quelques pérégrinations entre le Massif du Mont-Blanc et la région toulousaine, nous sommes depuis quelques jours dans notre maison revèloise et comme à chaque fois je suis surpris de la façon dont d’emblée je m’y sens bien.
Bien sûr il a les qualités intrinsèques de la maison, sa situation au cœur du bourg, un côté donnant sur la place centrale et son animation, l’autre sur le jardin, îlot de verdure entre ses hauts murs, il y la taille des pièces, la hauteur des plafonds qui donnent l’impression qu’ici au moins on respire , il y la lumière qui entre à plein flots dans les chambres le matin, dans le séjour et le bureau l’après-midi, ou bien au contraire la pénombre fraîche facile à maintenir derrière les contrevents fermés pendant les journées chaudes, il y a tout bêtement cette salle de bain donnant sur le jardin : je trouve ça tellement agréable de faire sa toilette, devant une fenêtre ouverte, en sentant sur soi l’air du dehors, en regardant les arbres et le ciel, dans le jour qui monte ou face à la nuit, c’est tellement en contraste avec les ablutions purement fonctionnelles dans mon cagibi parisien aveugle dont je touche le plafond quand je lève le bras !

Mais au-delà, plus profondément, au-delà de la maison elle-même il y a ce sentiment d’être ici, dans cette petite ville, dans cette région, vraiment « à ma place », dans « mon lieu ». A quoi cela tient-il ?
Ce n’est pas ici pour moi un lieu d’enfance, qui serait saturé de souvenirs, de parentèles et d’amitiés anciennes. Mes grands parents ont acquis cette maison au moment de leur retraite au milieu des années 70, j’étais déjà adulte et je n’ai passé là que quelques séjours de vacances. Je n’ai guère vécu dans la région, sauf mes toutes premières années dont je n’ai pas beaucoup de souvenirs, dès 6 ans j’ai été parisien et le suis resté toute ma vie, à l’exception de quelques années lyonnaises et d’une année toulousaine lorsque j’étais étudiant. Je n’ai pas la mystique des racines et pense me définir plus par ce que j’ai fait (ou pas) de ma vie que par ce qui me viendrait des générations précédentes mais pourtant je ne peux écarter, devant ces impressions d’accord profond avec ce lieu, le travail secret en moi de quelques mystérieux atavismes.

 La table du petit déjeuner, là où j'ai écrit ce matin, mais plus tard, soleil plus haut, vers 10h, en attendant la dernière des convives...

dimanche 15 juillet 2012

Se retirer?


Pendant notre séjour à la montagne mon père a tenu à aller voir dans sa maison de retraite à Saint-Gervais une vieille amie, en fait la grande amie de lycée de ma mère, son point d’appui lorsqu’elle a débarqué en France. (Ma mère a passé son enfance en Roumanie où mon grand-père était ingénieur sur les champs pétroliers de Ploesti, elle a regagné seule la France en 1938, envoyée en internat au lycée d’Annecy, à la fois parce que la situation internationale devenait ô combien menaçante et parce que le suivi d’une scolarité en école roumaine et avec les cours par correspondance de l’école universelle commençait à être insuffisante pour préparer sérieusement le baccalauréat. Sans en avoir jamais discuté avec elle, j’ai bien su le désarroi de ma mère lors de cette brutale transplantation, dans une ville où elle n’avait que des parentés lointaines et l’importance qu’a eue alors pour elle cette relation et l’accueil dont elle bénéficiait chaque week-end dans la famille de son amie à Saint-Gervais, l’indéfectible amitié qui en a résulté. Elles se sont vues au moins une fois par an pendant toute leur vie et c’est aussi pourquoi j’ai moi-même, étant enfant, effectué pas mal de séjours à Saint-Gervais à des moments où, sans doute, curieuse coïncidence, la petite fille qui plus tard serait ma compagne était en vacances un peu plus haut dans la vallée. On comprend donc que mon père ait eu à cœur d’aller voir cette amie et d’essayer, par sa présence et ses mots, de faire remonter vers elle quelquechose de son passé).

Cette personne a quatre-vingt-dix ans mais est impotente, presque aveugle et diminuée intellectuellement depuis de nombreuses années. C’est quelqu’un qui toute sa vie a été plutôt lymphatique, qui n’a jamais eu à travailler et qui avait l’habitude de se faire servir, son père puis son mari faisant partie de ces habitants d’origine modeste qui ont su profiter à plein et dès le début du vingtième siècle, du développement touristique de la région en travaillant et investissant dans l’immobilier.

Nous sommes allés la voir, accompagnés de sa belle-fille qui nous a introduits. C’était l’heure du goûter et nous l’avons retrouvé, non pas dans sa chambre, mais dans la salle où était servie la collation, où se retrouvaient visiteurs et pensionnaires, certains vifs malgré leurs handicaps et leurs fauteuils roulants, d’autres, les plus nombreux avachis et hagards ou éructant au contraire des paroles incohérentes. Elle-même était toute concentrée dans l’absorption difficile de son gâteau, trempé dans sa boisson. Nous nous sommes approchés. Sa belle-fille puis mon père ont commencé à lui parler. Elle a mis du temps à se détourner de son gâteau. A-t-elle reconnu mon père ? Rien de moins sûr. Il lui a parlé longuement, doucement, évoquant des souvenirs très anciens, notamment des voyages ou des séjours que les deux jeunes couples avaient faits ensemble au tout début des années 50, répétant souvent le prénom de ma mère…
« Odette, Odette, tu te rappelles ? »
« Odette, bien sûr, bien sûr, merci d’être venu »
Mais c’était dit sans conviction, sans lueur dans le regard qui aurait attesté que, oui, quelque chose était bien remonté.
Et puis très vite elle s’est recentrée sur elle-même, sur ses misères, sur ce qui n’allait pas dans ses ressentis immédiat, réclamant de l’eau, réclamant de l’air, pestant contre tout, houspillant sa belle-fille comme le personnel, des jeunes femmes douces et dévouées. Nous n’étions plus là. Toutes les tentatives pour essayer de reconnecter apparaissaient vaines, il valait mieux s’en aller.

Mon père savait bien à quoi s’attendre en faisant cette visite. Néanmoins j’ai senti qu’il était affecté par ce contact et ce moment passé dans ce mouroir. Je n’en ai pas parlé avec lui mais je devinais bien ses pensées : jamais, jamais finir comme cela !
Il y a les belles vieillesses comme la sienne, lui qui randonne encore vaillamment, qui a l’esprit parfaitement vif et la conversation enjouée, qui joue au bridge à un bon niveau, qui publie encore de nombreux articles dans son domaine de spécialité. Et puis il y a ces vieillesses qui s’éternisent, où tout ou presque de ce qui fait la vie s’est retiré, où ne reste plus qu’un corps, porté par l’instinct de survie, qu’une conscience brumeuse mais qui veut pas s’éteindre. Et il y a le basculement qui peut survenir à tout moment entre l’une et l’autre de ces vieillesses et il y a encore la multitude des situations intermédiaires.
Je me suis souvenu d’un article que l’ami Valclair avait écrit dans une occasion du même ordre et j’ai eu envie d’aller le relire et de vous en donner le lien.

Derrière nos pensées lorsqu’on effectue une visite de ce genre, derrière notre éventuel élan d’amitié ou d’amour, derrière notre compassion ou notre malaise, il y a toujours des interrogations pour soi-même, de celles qu’on met habituellement sous le boisseau.
Faut-il accepter de vivre ainsi ?
Ou bien faudrait-il avoir le courage de choisir le moment de sa propre fin, juste avant le moment où ça ne vaut plus la peine ?
Comment avoir ce courage, comment, face à cette décision ultime, dompter l’instinct de survie et la peur du grand noir, comment ne pas être tenté de reculer et de dire et redire toujours : un jour, un jour encore, encore une minute, Monsieur le bourreau ?
Il faudrait donc l’avoir décidé avec fermeté, avoir choisi à quels signes précis de basculement de la « bonne » à la mauvaise « vieillesse », on déciderait de partir.
Mais comment juger de cela avec certitude, comment savoir ce que pourrait offrir encore le cours diminué de la vie qui reste ?
Et puis aussi n’y a-t-il pas une forme de sagesse et de détachement dans l’attente de ce qui doit venir sans chercher à en forcer le cours par des décisions qui peuvent aussi relever d’une forme d’orgueil, de volonté prométhéenne de maîtrise, le côté viril, héroïque et romain à la Montherlant ?
J’ai une certaine admiration néanmoins pour ceux qui font ce choix. Je me dis que c’est une belle façon de sortir, la manifestation ultime de sa propre liberté, le signe d’une grande force de caractère, une paradoxale affirmation de la confiance en la vie qui continue, belle et neuve. 

Mais au final je ne sais qu’une chose. C’est que sur tout ça je ne sais que penser ! Et qu’en général j’évite d’y penser. Dans le flux général de ma vie, ce n’est pas une question sur laquelle je m’arrête, je ne lis pas les articles sur le sujet, je ne suis pas, ou alors de loin et avec gêne et sans approfondir pour moi-même, les débats qui surgissent régulièrement sur la question: Plus tard, plus tard peut-être… ça s’appelle la politique de l’autruche. Et puis, il y a ces moments où, face à tel ou telle, on se dit : oui, je devrais y penser, c’est une réalité à laquelle je peux, nous pouvons tous être confrontés, on se le dit et puis on passe à autre chose…