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lundi 23 juillet 2012

La vie floue


Jour de grand beau temps. Risque de forte chaleur l’après-midi. Nous décidons d’aller un peu plus haut sur la Montagne Noire, nous faisons découvrir Saissac à nos amies puis montons à un petit lac un peu au-dessus pour faire un tour en forêt, pique-niquer et nous baigner. Lumière magnifique le matin, de Saissac toutes les Pyrénées se découvrent, extrêmement nettes, ce qui est rare l’été car les lointains, à cette saison, sont le plus souvent brumeux.
La baignade est délicieuse. Depuis un certain temps j’ai pris l’habitude de garder mes lunettes même quand je me baigne, pour le plaisir d’une vue claire, je nage sans souci, elles tiennent bien entre mes oreilles et sur le bout de mon nez. On nage, on saute, on plonge. A la sortie, le seul agacement sont des taons qui nous tourniquent autour et nous piquent, spécialement tant que notre peau est humide. Je me précipite, m’emballe dans ma serviette, m’allonge agréablement… Tiens, mes lunettes ? J’ai dû les poser au moment de m’essuyer. Je cherche tout autour de moi. Les ai-je rangées mécaniquement dans une poche de vêtement ou dans un sac ? Toute la troupe se met en recherche, fouille méticuleusement tout le secteur. Rien ! Il ne reste qu’une hypothèse, je les ai perdues dans le lac, lors d’un plongeon et ne m’en suis pas rendu compte immédiatement, mon attention étant tournée ailleurs et notamment, au moment sortir, absorbée par l’agressif ballet des taons sur mon corps mouillé. Nouvelles recherches au pied du rocher mais naturellement l’endroit où j’ai plongé était le plus profond, l’eau en plus n’est pas claire, le fond étant tapissé de feuilles en décomposition. Bref, rien à faire. L’évidence s’impose. J’ai perdu mes lunettes !!!
J’ai conservé ma paire précédente, encore à peu près à ma vue. Je l’emporte habituellement avec moi en vacances pour servir de paire de secours. Ça ne me sert jamais. C’est ce que je me suis dit cette année en faisant mes bagages et je les ai laissées. Pensée évidemment idiote, un peu comme si on cessait de prendre une assurance parce qu’on n’a pas eu besoin de ses services.

Alors voilà il faut me faire à la vie floue ! Je vois à peu près bien le panorama global qui s’offre à mes yeux mais toutes les figures à mi distance manquent de netteté, tout parait imprécis, les gens que je croise sont comme éloignés de moi, comme séparés, comme mis à distance par un voile impalpable. Ce groupe de jeunes femmes que je croise sont-elles belles ? Et cette personne qui, il me semble, m’a fait un signe de tête, serait-ce une connaissance que je n’ai pas reconnue ? Le soir j’ai été faire quelques courses : gêne face à mon porte-monnaie, je n’étais pas très sûr des pièces que je tendais. Le journal ? Les gros titres seulement. Lire un article : impossible. Un livre : impossible, même avec la loupe de mon grand père ressortie pour l’occasion, lire mot à mot est fatiguant, exaspérant. L’ordinateur ? N’en parlons pas. Je trouve déjà, même correctement lunetté, que l’écran est visuellement fatigant ! Et j’avais justement plusieurs choses à terminer rapidement sur mon ordinateur. Et bien ça attendra. En plus ses tentatives un peu volontaristes se traduisent assez vite par un bon mal de crâne. Il faut s’y faire, se mettre sur un autre mode de fonctionnement, prendre plaisir à fermer les yeux, à concentrer son attention par exemple sur le chant des oiseaux, sur la caresse de l’air sur le visage…

Bon, cela c’était il y a quelques jours déjà. J’ai pu contacter quelqu’un à Paris. Mes lunettes de secours ont pu m’être envoyées. Elles sont arrivées ce matin et la parenthèse est terminée. En plus, à part la première soirée et une matinée, la vie floue n’a pas été continue. J’ai eu l’idée de tester les lunettes de secours de D. Elles ne sont pas à ma vue, donc les ai utilisées parcimonieusement pour éviter les migraines, mais tout de même c'était mieux que rien, elles m’ont aidées, m’ont permis de petits moments de lecture et l’envoi de quelques mails.
Mais tout de même l’expérience a été saisissante. Et tellement en deça pourtant de ce que peuvent vivre les personnes frappées par de progressives ou brutales pertes de vision bien plus importantes! Ce billet est spécialement dédié à ma chère amie Marie, et à Coumarine aussi, auxquelles j’ai beaucoup pensé pendant cet intermède.


 Le rocher du fatal plongeon...

4 commentaires:

  1. Merci pour la dédicace, cher Bernard 8-)
    Il existe des cordons, qui s'enfilent comme des chaussettes sur les branches de lunettes !!
    Ainsi assurance de ne plus les perdre, ces précieuses lunettes !
    J'aime bien ta façon de décrire, la "vie floue",
    j'apprécie en fait.. Souvent les personnes qui ne trouvent plus leurs lunettes disent :
    "j'y vois plus rien"
    Alors, que même avec une vision, acuité inférieure à 2dixième, tant que la perception de la lumière est là, tant de choses peuvent être vues, perçues, aidant pour se repérer dans l'espace et le temps...
    Et pour lire sur l'ordi, il est tellement facile de modifier les polices de caractères et leur taille...

    En tout cas, profite de ces belles balades et baignades !

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  2. C'est ainsi qu'un Monsieur truite, qui traînait par là… Se retrouva chaussé de lunettes, et se mit à draguer Mme truite, en se faisant honteusement passer pour un poisson-lime à lunettes…
    :)

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  3. alors là Bernard, tu décris exactement et mieux que moi l'état dans lequel je "vois" le monde depuis un an
    Tu parles aussi de l'intense fatigue provoquée par l'effort permanent d'essayer d'y voir...
    J'aurais préféré que tu penses à moi pour une autre raison qu'une vue floue ;-)))
    Bonne vacances et bonnes lectures puisque tu peux relire avec tes lunettes de dépannage ;-)

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  4. Comment peut-on se baigner avec des lunettes (qui ne sont pas de natation) ? Ça me paraît techniquement impossible, en plus que les verres, mouillés, tu ne dois voir que des gouttes lorsque tu sors la tête pour respirer ?
    (d'une myope nageuse la perplexité)

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