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dimanche 15 juillet 2012

Se retirer?


Pendant notre séjour à la montagne mon père a tenu à aller voir dans sa maison de retraite à Saint-Gervais une vieille amie, en fait la grande amie de lycée de ma mère, son point d’appui lorsqu’elle a débarqué en France. (Ma mère a passé son enfance en Roumanie où mon grand-père était ingénieur sur les champs pétroliers de Ploesti, elle a regagné seule la France en 1938, envoyée en internat au lycée d’Annecy, à la fois parce que la situation internationale devenait ô combien menaçante et parce que le suivi d’une scolarité en école roumaine et avec les cours par correspondance de l’école universelle commençait à être insuffisante pour préparer sérieusement le baccalauréat. Sans en avoir jamais discuté avec elle, j’ai bien su le désarroi de ma mère lors de cette brutale transplantation, dans une ville où elle n’avait que des parentés lointaines et l’importance qu’a eue alors pour elle cette relation et l’accueil dont elle bénéficiait chaque week-end dans la famille de son amie à Saint-Gervais, l’indéfectible amitié qui en a résulté. Elles se sont vues au moins une fois par an pendant toute leur vie et c’est aussi pourquoi j’ai moi-même, étant enfant, effectué pas mal de séjours à Saint-Gervais à des moments où, sans doute, curieuse coïncidence, la petite fille qui plus tard serait ma compagne était en vacances un peu plus haut dans la vallée. On comprend donc que mon père ait eu à cœur d’aller voir cette amie et d’essayer, par sa présence et ses mots, de faire remonter vers elle quelquechose de son passé).

Cette personne a quatre-vingt-dix ans mais est impotente, presque aveugle et diminuée intellectuellement depuis de nombreuses années. C’est quelqu’un qui toute sa vie a été plutôt lymphatique, qui n’a jamais eu à travailler et qui avait l’habitude de se faire servir, son père puis son mari faisant partie de ces habitants d’origine modeste qui ont su profiter à plein et dès le début du vingtième siècle, du développement touristique de la région en travaillant et investissant dans l’immobilier.

Nous sommes allés la voir, accompagnés de sa belle-fille qui nous a introduits. C’était l’heure du goûter et nous l’avons retrouvé, non pas dans sa chambre, mais dans la salle où était servie la collation, où se retrouvaient visiteurs et pensionnaires, certains vifs malgré leurs handicaps et leurs fauteuils roulants, d’autres, les plus nombreux avachis et hagards ou éructant au contraire des paroles incohérentes. Elle-même était toute concentrée dans l’absorption difficile de son gâteau, trempé dans sa boisson. Nous nous sommes approchés. Sa belle-fille puis mon père ont commencé à lui parler. Elle a mis du temps à se détourner de son gâteau. A-t-elle reconnu mon père ? Rien de moins sûr. Il lui a parlé longuement, doucement, évoquant des souvenirs très anciens, notamment des voyages ou des séjours que les deux jeunes couples avaient faits ensemble au tout début des années 50, répétant souvent le prénom de ma mère…
« Odette, Odette, tu te rappelles ? »
« Odette, bien sûr, bien sûr, merci d’être venu »
Mais c’était dit sans conviction, sans lueur dans le regard qui aurait attesté que, oui, quelque chose était bien remonté.
Et puis très vite elle s’est recentrée sur elle-même, sur ses misères, sur ce qui n’allait pas dans ses ressentis immédiat, réclamant de l’eau, réclamant de l’air, pestant contre tout, houspillant sa belle-fille comme le personnel, des jeunes femmes douces et dévouées. Nous n’étions plus là. Toutes les tentatives pour essayer de reconnecter apparaissaient vaines, il valait mieux s’en aller.

Mon père savait bien à quoi s’attendre en faisant cette visite. Néanmoins j’ai senti qu’il était affecté par ce contact et ce moment passé dans ce mouroir. Je n’en ai pas parlé avec lui mais je devinais bien ses pensées : jamais, jamais finir comme cela !
Il y a les belles vieillesses comme la sienne, lui qui randonne encore vaillamment, qui a l’esprit parfaitement vif et la conversation enjouée, qui joue au bridge à un bon niveau, qui publie encore de nombreux articles dans son domaine de spécialité. Et puis il y a ces vieillesses qui s’éternisent, où tout ou presque de ce qui fait la vie s’est retiré, où ne reste plus qu’un corps, porté par l’instinct de survie, qu’une conscience brumeuse mais qui veut pas s’éteindre. Et il y a le basculement qui peut survenir à tout moment entre l’une et l’autre de ces vieillesses et il y a encore la multitude des situations intermédiaires.
Je me suis souvenu d’un article que l’ami Valclair avait écrit dans une occasion du même ordre et j’ai eu envie d’aller le relire et de vous en donner le lien.

Derrière nos pensées lorsqu’on effectue une visite de ce genre, derrière notre éventuel élan d’amitié ou d’amour, derrière notre compassion ou notre malaise, il y a toujours des interrogations pour soi-même, de celles qu’on met habituellement sous le boisseau.
Faut-il accepter de vivre ainsi ?
Ou bien faudrait-il avoir le courage de choisir le moment de sa propre fin, juste avant le moment où ça ne vaut plus la peine ?
Comment avoir ce courage, comment, face à cette décision ultime, dompter l’instinct de survie et la peur du grand noir, comment ne pas être tenté de reculer et de dire et redire toujours : un jour, un jour encore, encore une minute, Monsieur le bourreau ?
Il faudrait donc l’avoir décidé avec fermeté, avoir choisi à quels signes précis de basculement de la « bonne » à la mauvaise « vieillesse », on déciderait de partir.
Mais comment juger de cela avec certitude, comment savoir ce que pourrait offrir encore le cours diminué de la vie qui reste ?
Et puis aussi n’y a-t-il pas une forme de sagesse et de détachement dans l’attente de ce qui doit venir sans chercher à en forcer le cours par des décisions qui peuvent aussi relever d’une forme d’orgueil, de volonté prométhéenne de maîtrise, le côté viril, héroïque et romain à la Montherlant ?
J’ai une certaine admiration néanmoins pour ceux qui font ce choix. Je me dis que c’est une belle façon de sortir, la manifestation ultime de sa propre liberté, le signe d’une grande force de caractère, une paradoxale affirmation de la confiance en la vie qui continue, belle et neuve. 

Mais au final je ne sais qu’une chose. C’est que sur tout ça je ne sais que penser ! Et qu’en général j’évite d’y penser. Dans le flux général de ma vie, ce n’est pas une question sur laquelle je m’arrête, je ne lis pas les articles sur le sujet, je ne suis pas, ou alors de loin et avec gêne et sans approfondir pour moi-même, les débats qui surgissent régulièrement sur la question: Plus tard, plus tard peut-être… ça s’appelle la politique de l’autruche. Et puis, il y a ces moments où, face à tel ou telle, on se dit : oui, je devrais y penser, c’est une réalité à laquelle je peux, nous pouvons tous être confrontés, on se le dit et puis on passe à autre chose…

4 commentaires:

  1. Intéressante réflexion, qui soupèse équitablement les deux options...

    Comme tu dis il y a une marche entre seulement "y penser", de loin en loin, et prendre la décision courageuse qu'un signe, une date, enclenchera l'acte irréversible.

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  2. Comme le dit Pierre, réflexion très intéressante... Surtout parce qu'elle n'enferme le lecteur ni dans une option , ni dans l'autre.
    Je ne sais pas s'il est réellement possible de prendre vraiment position avant de se trouver réellement dans la situation... Et alors , il est parfois trop tard ...
    Cela me fait penser qu'avant d'être gravement malade, on ne sait jamais comment on réagira ... On peut imaginer, souhaiter réagir comme ceci ou comme cela... Mais pas décider... Face à la vieillesse , c'est un peu pareil. D'autant plus qu'en effet tout peut basculer rapidement. Et les décisions passées s'envolent pour laisser place à une simple réalité.
    Merci pour ce billet très riche.
    Clémentine

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  3. "Ou bien faudrait-il avoir le courage de choisir le moment de sa propre fin, juste avant le moment où ça ne vaut plus la peine ?"

    Je me suis souvent posée cette question, je voudrais tant être capable de reconnaître ce moment, et surtout, ne pas reculer, mais comme tu le dis si bien, comment être sûr du moment, et ne pas vouloir faire encore, encore un tout petit bout de chemin et prendre le risque de basculer au point de ne plus être capable de prendre une décision...

    Je me souviens, lorsque ma fille aînée est née, j'ai du lutter pour vivre, et je pensais: " laissez-moi le temps de la serrer dans mes bras, de la nourrir quelques jours, de la connaître un peu"
    Plus tard, lorsque mes enfants étaient encore petits, je me disais en les regardant jouer: pourvu qu'on me laisse le temps de les voir devenir adulte, quand ils n'auront plus besoin de moi, ce sera moins grave si je pars...
    Aujourd'hui, je me dis: pourvu que je garde la forme le temps de voir naître mes petits-enfants, laissez-moi le temps de les voir grandir et surtout laissez-moi le temps de dire encore et encore à mes enfants à quel point je les aime et je suis fière d'eux.
    Et le jour où je saurai qu'il est temps,donnez-moi le courage d'en finir proprement, après avoir fait tout ce que j'avais à faire.

    Je ne parle même pas à Dieu, je suis athée, je crois que je me parle à moi-même, je parle au hasard de la vie, à ma future vieillesse.

    Ce que je sais, c'est que nous avons tous les mêmes peurs, nous voudrions tous rester jeune et en bonne santé, mais rien n'arrête le temps, alors nous voudrions tout maîtriser, nous rassurer, nous persuader, mais nous restons au final comme un enfant qui a peur du noir sans savoir allumer la lumière.

    Un peu longue mon intervention, désolée !

    Au fait: qu'est-ce que j'aime quand tu écris comme ça . Bisous et bel été à toi et ta famille :o)

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  4. Mais non, Cassy, ne t'excuse pas, les commentaires longs sont souvent ceux qui ont du fond et qui apportent réellement un plus. Ton ressenti est intéressant et surement très partagé.
    Bienvenue ici Clémentine nouvelle venue...

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